
Cogito Charlie Ergo Sum
Envoyer ses vœux en début d’année est une activité qui me plaît beaucoup. Je suis triste quand je renonce à le faire – et c’est arrivé deux fois dans l’histoire de ma boîte. Je prends le temps de sélectionner la carte, d’élaborer le message. Cela oblige, en cette période de bilan, à trouver ce qui est profondément vrai en soi et pour soi à ce moment-là, et à le dire aux autres, à l’afficher. Plus que de formuler des vœux et souhaiter une bonne année 2015, c’est particulièrement ce que j’ai voulu faire cette année (et ce doit être ce qui me motive le plus à chaque fois) : remercier mes destinataires pour ce qui a été, pour l’année qui s’est écoulée et qui a apporté à notre relation, qui a nourri quelque chose qui a été bienfaiteur. J’ai envie que ce soit dit et j’ai envie de remercier pour cela. Il me semble que mes vœux cette année ont été particulièrement tournés de cette façon. Parce qu’en plus j’avais eu un coup de foudre pour un carton spécial, qui n’était pas une carte de vœux mais une carte de correspondance, avec un poinçon doré représentant une main d’écrivain, une main qui écrit à la plume, et c’est exactement ce que j’avais envie de dire pour moi-même et comme voeu pour la nouvelle année : je suis sur mon ouvrage, c’est un ouvrage artisanal, fait main, et je vous souhaite de composer aussi le vôtre, d’une façon suffisamment intime pour que cela n’entre pas dans le champs du numérique, du tout-digital, du tout-connecté. Quelque chose de plus incarné au corps parce que manuscrit, parce que In Real Life, parce que s’accomplissant au fil du temps, petit bout par petit bout, épisode après épisode.
Évidemment je ne suis pas devin et quand j’écris mes vœux l’après-midi du 30 décembre, je n’imagine pas que le 7 janvier seront abattus des gens au hasard, et des gens qu’on cherche pour ce qu’ils sont et ce qu’ils font, notamment dessiner, écrire et publier sur du papier. 2015 s’écrira à la main parce qu’« être Charlie », c’est un peu décider que cette expression la plus naturaliste est la plus véritable, la plus combattive et la plus engageante.
Pendant toute cette période atroce du massacre, que je n’ai appris que très tard en rentrant du travail, à la prise d’otages, à la marche, aux débats qui ont suivi, je n’ai pas contribué sur le réseau. J’ai lu beaucoup, je me suis renseignée, j’ai écouté, j’ai surtout voulu la vivre parmi les miens, mes proches et ceux qui font mon quotidien. C’était avec eux qu’il fallait que je vive cela au jour le jour. En prenant le pouls auprès d’eux-mêmes. Par exemple, le 8 janvier à midi, j’ai vécu la minute de silence dans un café à Paris, avec quelqu’un dont l’avis et le ressenti importent beaucoup pour moi et ça c’est au-delà d’un statut Facebook.
Avant de revenir à Charlie hebdo, j’aimerais avoir un mot pour Michel Houellebecq. La veille de l’attentat, il était en promo pour son nouveau livre « « « polémique » » », avec beaucoup, beaucoup de guillemets, parce que c’était une polémique programmée, attendue, l’exercice de rigueur désormais, et il avait fait cette interview calamiteuse avec Patrick Cohen, sur France Inter. Calamiteuse parce que l’intervieweur attendait des réponses insensées et que l’interviewé n’était ni bon ni préparé à cette mise sur le gril qui n’avait plus rien de littéraire. Et ça a fait boule de neige jusqu’à ce que le massacre vienne faire l’ouverture des flashes. J’ai eu beaucoup de peine parce que je me suis sincèrement interrogée sur le fait que la date de l’attentat puisse avoir été choisie aussi en fonction de Michel Houellebecq, le genre de chose qu’on peut se demander quand on est vraiment perdu(e). Je viens de finir coup sur coup deux livres de Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île et La Carte et le territoire, j’ai passé vraiment de grandes heures de lecture très riches, très profondes, qui m’ont beaucoup questionnée et m’ont beaucoup immergée dans la réalité de notre monde, avec humour, avec audace, dans une vision tout à fait mise à nu, sans plus aucun artifice, de tout ce qu’est l’h/Homme, de ce que veut l’h/Homme et où va l’h/Homme, le petit comme le grand. Et après deux lectures comme ça, on ne peut que soutenir inconditionnellement toute proposition littéraire d’un Michel Houellebecq. Je me laisse du temps pour lire son nouveau roman mais je le ferai, et quelque chose me dit que j’y retrouverai ce coup de folie qui lui avait déjà fait écrire, dans La Possibilité d’une île, une hypothèse quand même sacrément polémique : celle d’un gourou à deux balles qui finit par emmener l’humanité avec lui, mais qui en plus finit par peut-être avoir raison !… cette façon de toujours ouvrir une nouvelle porte de réflexion, en tirant le fil de l’hypothèse confrontée à son monumental environnement, chez cet écrivain-là, c’est tout à fait extraordinaire. C’est une preuve de grande intelligence et de très fine observation de ses contemporains. Dans La Carte et le territoire, son personnage plutôt placide est à deux doigts de commettre un meurtre sur un entrepreneur dans la crémation, juste parce qu’il ne supporte pas l’idée que l’on n’enterre pas ses morts, ça aussi c’est polémique ! Et il n’a pas été invité à la première matinale radio de France pour s’en expliquer. Quand on va secouer le cocotier, quel que soit le sujet, c’est toujours polémique. L’intelligence est polémique.
Charlie hebdo, c’est certain, je ne faisais pas partie de leurs lecteurs. Même Bernard Maris sur France Inter le vendredi, comme j’ai pu lever les yeux au ciel en finissant de me préparer devant mon miroir, quand j’écoutais la façon dont il réagissait aux propos de son contradicteur Dominique Seux. Ça fait des années que j’ai rompu avec un certain esprit de gauche, mais en revanche je sais très bien d’où il part cet esprit et je l’ai beaucoup côtoyé. Quand on a un jour épousé un lecteur de Fluide Glacial, Charlie hebdo ça reste un peu dans la mémoire inconsciente. Dans tous les cas, j’ai porté le deuil vis-à-vis de ces exécutions froides, ces morts données sans un mot, sans « procès », décidées par des bras armés. Personne ne mérite cette dernière ligne dans sa biographie, même pas le plus planqué des vieux nazis. Aujourd’hui, dans la société dans laquelle moi je vis, on vient exécuter dans la rue et derrière un pas-de-porte parce qu’on se sent dans son bon droit, et de ça je porte un deuil qui va aller bien au-delà de Charlie et qui d’ailleurs va bien au-delà de nos frontières, puisque je ne peux m’empêcher d’associer tout ça à ce qui se passe dans le monde musulman, en Afrique, ou même depuis le 11 septembre 2001, toute cette cartographie, toute cette mosaïque d’événements géopolitiques qui ont créé ça.
J’ai écouté assidûment les émissions de Pascale Clark et Stéphane Paoli sur France Inter, qui m’ont beaucoup aidée à réfléchir globalement, à nuancer, et à envisager très vite ce qu’il y avait derrière le « je ne suis pas Charlie » et tous ses arguments très entendables, qui ont eu l’honneur des médias bien après la marche alors qu’ils étaient déjà là au matin du 8 janvier. J’ai été très touchée par Jeannette Bougrab et son témoignage discordant, sans une once de pommade pour elle-même, et qui a été mise au ban par la famille de celui dont elle honorait la mémoire… bêtement, je me suis dit que les belle-familles étaient décidément toutes pareilles… Moi aussi j’ai fait la queue pour trouver mon exemplaire de Charlie Hebdo (mais sans taper personne), que je n’ai obtenu que huit jours après sa sortie, dans l’attente j’ai pu apprécier les exemplaires de ELLE et de Télérama, tristement historiques. Même l’hebdo économique Challenges a fait un gros effort en mettant deux crayons dans son titre, à la place des « ll », assumant de ne pas reproduire pour reproduire le « Je suis Charlie » du DA de Stylist (l’une des plus belles histoires du web 2.0). Ce drame a permis de faire émerger beaucoup de discours, de paroles, de prises de position extrêmement intéressantes, les plus intéressantes que j’ai pu entendre depuis bien longtemps, les plus franches, les plus viscérales. Voir les gens acheter massivement la presse, s’abonner à la presse, c’est juste ahurissant quand on pense à cette lente agonie de la presse depuis près de 10 ans, avec notamment l’arrivée des gratuits qui restent quand même une grosse aberration du modèle journalistique. Avec le massacre de Charlie hebdo sont arrivées une multitude de conséquences totalement dingues, qui finalement sont porteuses d’espoir, du moins ces conséquences obligent-elles vraiment à se positionner et à être fidèle à son engagement. Me revient spontanément cette phrase de Sartre, « les Français n’ont jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande ». En 2015 nous sommes au pied du mur pour vivre libres, inscrits dans les Lumières, en êtres apprenants et perfectibles.
Bonne année 2015, Folks !
Dessin de RISS, réalisé avec sa main gauche depuis son lit d’hôpital,
nouveau rédacteur en chef de Charlie Hebdo.
Il y a des promotions dont on se passerait bien.
- >> Un lien vers des dessins hommages à l’équipe de Charlie Hebdo.
- >> Revoir l’émission hommage diffusée sur France 2 / France Inter le 11 Janvier 2015.
Une dernière blague pour la route…
L’Usine Nouvelle a republié des caricatures en rapport avec le monde de l’entreprise. La conductrice de voitures Renault aime bien celle-ci 😉
P.S : je tente une nouvelle formule de rédaction de blog : je dicte mon texte à un logiciel. Je me rends compte que cela rend mon style beaucoup plus oral. J’alternerai cette technique avec une écriture plus traditionnelle en fonction du temps que je peux donner au blogging…